14.08.14 | Aaron ZEGHERS + Shannon HARRIS + Eduardo MENZ
Q+A
AARON ZEGHERS : Shannon, les façons dont tu as filmé avec un téléphone portable dans Terroir, ainsi que les séquences sous l'eau dans Lacuna ont piqué ma curiosité.
SHANNON HARRIS : Les séquences sous l'eau ont été tournées avec une Bolex dans une caisse. Une chose lourde et énorme ; je portais une combinaison afin de flotter.
PUBLIC : Ceci est plus un commentaire qu'une question... J'ai vu auparavant les films d’Eduardo et de Shannon. Je voulais souligner à quel point ils n'ont pas vieilli. Ils sont toujours aussi pertinents aujourd'hui qu'au moment de leur réalisation. Je pense que c'est un signe d'une grande force créatrice. En particulier votre film, Shannon, qui me touche d'autant plus cette fois-ci.
SHANNON HARRIS : Merci. J'ai une question pour toi Aaron. Travailles-tu avec du found footage en général?
AARON ZEGHERS : Une des raisons pour lesquelles j'adore réaliser des films est que je n'ai pas à faire seulement une chose : je peux faire ce que je veux quand je veux, ce qui est très libérateur, n'est-ce pas ? J'aurai probablement plus de succès si je faisais une seule chose à laquelle j'excellerai, mais j'apprécie trop faire ce que j'ai envie. Par contre, mes principaux modes d'expérimentation se font avec du 16mm. 11 Parking Lots... c'est un travail de captation et d’enregistrement original, un peu plus formel, et I See a Light est uniquement réalisé à partir de found footage. J’apprécie suivre des pistes qui m’intriguent, traiter chaque sujet avec une approche particulière, sans essayer d'unifier mon style.
PUBLIC : Est-ce que I See a Light est composé uniquement à l’aide d’images et de sons trouvés ?
AARON ZEGHERS : Oui, que du found footage. Quelques séquences ont été traitées expérimentalement en tirage optique à l’aide d’une tireuse optique 16mm à Winnipeg. D'autres, celles des nuages et celle de la grand-mère, ont été insérées numériquement : c'est une œuvre hybride. Puis, tout le son est extrait de vidéos sur Youtube, des gens décrivent leur expérience de mort imminente, et, au tout début, c'est un scientifique qui explique comment la mort était perçue avant l’avènement de la médecine moderne et de la technologie.
SHANNON HARRIS : Alors 11 Parking Lots ... pas de found footage ?
AARON ZEGHERS : Non, j'ai tourné le tout en une journée à Winnipeg, le jour du Souvenir, soit le 11 novembre 2013. Je pensais que ce serait la bonne journée pour filmer des parkings déserts, mais comme vous l'avez vu à la moitié du film, ce n'est pas si calme l'après-midi. Quelques centres commerciaux sont bondés, et je n'aurai jamais pu imaginé que cela arriverait ce jour-là.
EDUARDO MENZ : Dans I See a Light, on aurait dit que tu as filmé ces images sans objectif. Tu sais, "Voir la Lumière"…
AARON ZEGHERS : Oui, ce n'était pas la technique adoptée, mais c'était définitivement ce que j'essayais de recréer. Ou bien, j’essayais de représenter la description stéréotype de la lumière que donnent les gens quand ils vivent une expérience de mort imminente.
PUBLIC : Je suis de Winnipeg, alors ces images de parkings recouverts par cette neige me sont familières. Plus spécifiquement, il y a une lumière singulière dans les Prairies en hiver. En rétrospective, c'est intéressant de découvrir tous les détails que vous avez captés, consciemment ou non, surtout si vous l'avez filmé en une seule journée. Je me demande si, justement, c'était votre intention et à quel point vous portiez un attention particulière à la lumière : en tous cas, pour moi, ces éléments ressortaient vivement. Ces images m'ont fait frissonné et m'ont rappelé ces hivers froids.
SHANNON HARRIS : Il y a une importante notion de lieu dans ce film. C'est une notion artificielle, mais elle reste néanmoins très forte.
AARON ZEGHERS : Oui, j'ai hâte de voir ce film dans 20 ans. Ce sera probablement exactement pareil, connaissant Winnipeg ! Je ne sais pas si ce que j'ai capté, comme vous l'avez mentionné, était intentionnel, mais c'est très certainement présent. Un film tel que celui-ci est plaisant à réaliser pour un cinéaste, surtout quand on prend d'habitude tout très sérieusement. C'est agréable de sortir un jour et tourner un film en entier. Vous avez un plan et des lieux et vous le faîtes, puis vous voyez le résultat. C'était très étrange, un jour magique. Il faisait soleil au début de la journée puis nuageux, et finalement la neige a commencé à tomber quand nous étions en haut d'un stationnement étagé près du gigantesque musée des droits de la personnes qui est en cours de construction à Winnipeg, ce grand et ridicule bâtiment. Puis, le ciel s'est éclairci entièrement et la journée s'est terminée par un magnifique coucher de soleil. C'était l'idée au départ, d'essayer de capturer la nature qui dépasse nos attentes. Ça, c'est une chose que vous ne pouvez pas prévoir, mais je suis très heureux de la tournure que cela à pris.
EDUARDO MENZ : Donc tu avais déjà choisi tes lieux de tournage auparavant ?
AARON ZEGHERS : Pas vraiment. Je l'ai fait avec un jeune cinéaste, Nigel, qui a été assez gentil pour trainer avec moi cette gigantesque caméra : un garçon très bien. Nous n'avions pas vraiment une liste de lieux, mais plutôt un nombre de places en tête puisque Winnipeg est une très petite ville. J'étais à la recherche de parkings considérés comme des bâtiments historiques qui auraient été démolis ou qui auraient une certaine pertinence à mes yeux. Il y a une version élargie de ce film que je vais présenter à Winnipeg, et pendant la projection j’expliquerai en direct l'histoire de chaque lieu. Beaucoup d'entre eux ont une histoire qui a disparue. Donc nous n'avons pas cherché en amont ces lieux, mais ils sont très simples à trouver à Winnipeg. C'est une ville qui n'a aucun respect pour son histoire et qui n’est pas consciente de sa propre valeur. Dans de plus grandes villes, il y a parfois un sens démesuré de fierté et quand vous venez à Winnipeg, vous avez tendance à penser que tout est merdique, que tout le monde est nul et que tout le monde qui devient connu, comme Burton Cummings, doit être exclu : ce sont des trous du cul parce qu'ils ont réussi et nous non. Qu'ils aillent se faire foutre ! Voici en grande partie la mentalité des locaux à Winnipeg. Mais, il y a eu des choses produites là-bas très intéressantes, magnifiques et bizarres. Cependant, là encore, on les a constamment dénigrées, renfoncées. Des bâtiments sont détruits, démolis, et on ne retrouve pas de plaque commémorative ou un texte à leur propos qui serviraient de trace pour notre conscience collective et notre histoire. C'est pour cela que j'ai pensé que c'était important de faire ce film, dans ces lieux.
PUBLIC : En tant que winnipégois(e), je peux comprendre que nous sommes de nature à nous apitoyer sur notre sort. On dirait que les bâtiments tombés sont des dents manquantes de notre ville.
AARON ZEGHERS : Oui, c'est vrai. Évidemment, cela arrive ailleurs. James Benning aurait facilement pu filmer cela dans le sud de la Californie où il a filmé Ten Skies, mais il ne l'a pas fait parce que les gens en Californie ont plus d'estime de soi et choisissent de filmer le ciel plutôt que d'horrifiants parkings.
PUBLIC : Eduardo, je me demandais si l'Ère Pinochet au Chili est un thème que vous avez abordé auparavant dans votre travail ? Et, aussi, quel est votre ressenti par rapport à celle-ci, étant chilien ?
EDUARDO MENZ : J'ai fait un autre film, mais qui consistait plus en un projet de montage. Je l’ai présenté une seule fois. Ce film est le seul travail sur Pinochet que j'ai fait, et que je montre. Ma famille vient du Chili et, pour moi, c'est un film personnel qui est aussi politique. Je me souviens d'avoir grandi avec ces images télévisées, au milieu des années 1980, quand je n'étais qu'un jeune enfant en Alberta regardant la télévision satellite avec un groupe d'exilés chiliens dans un sous-sol, chez quelqu'un. On pouvait regarder les nouvelles rediffusées du Chili de cette époque. Plus tard, j'ai eu la chance de tomber sur une archive vidéo VHS d'enregistrements des nouvelles de cette période, appartenant à un gentleman âgé. Alors que je les passais en revue, je suis tombé sur deux images, présentes dans le film, et c'était comme un flashback. Je me suis dit "Oh mon dieu, j'ai les ai déjà vues !" A partir de là, j'ai commencé à faire des associations entre les deux femmes représentées parce que l'une est devenue très populaire en tant que Miss Univers en 1987 et l'autre en tant que victime brûlée en 1986, c'était à peu près pareil au final. J'ai juste ressenti que ces associations pouvaient être faites si les choses étaient déplacées. SHANNON HARRIS : C'est un coup de génie. A chaque fois que je le vois, c'est difficile à regarder. Dans ton travail, on est jamais sûr de ce que l'on voit et à un moment donné tout se révèle ce qui est en général désagréable, mais très puissant.
EDUARDO MENZ : C'est intéressant de voir que mes deux films présentés ce soir sont programmés ensemble parce qu’ils traitent de deux sujets très différents, mais au niveau formel ils se parlent. Le zoom révèle énormémement de choses dans les deux films.
AARON ZEGHERS : Est-ce que Fracas est tourné à partir d'images sur un moniteur ?
EDUARDO MENZ : Oui, les images se trouvaient sur un écran d'ordinateur et j'ai rajouté des effets qui, je l'espère, ne sont pas trop kitchs.
AARON ZEGHERS : Est-ce que ce processus de re-photographie est quelque chose que tu fais souvent ?
EDUARDO MENZ : J'aime travailler avec des moniteurs, je pense. Le moniteur en tant que média en soi est quelque chose qui m'intéresse. Un autre de mes films, un film entièrement narratif, on y trouve beaucoup de moniteurs. Le moniteur comme vecteur d'information est quelque chose qui m'attire.
SHANNON HARRIS : Quelque chose que je trouve intéressant après avoir vu Mujeres cette fois-ci était la relation entre le son, l'image et le texte, et comment ils se lient et se séparent par le zoom in et le zoom out : le texte en anglais et la narration sonore en espagnol. Cela m'a rappelé l'implication des États-Unis dans l'ascension de Pinochet au pouvoir. Pour moi, ce visionnement-ci me permet une nouvelle interprétation.
EDUARDO MENZ : Tout cela a fonctionné quasiment par chance, concernant le positionnement des mots tel que "beauty" ou "Miss Universe" sur les images d'une femme qui ne peut être ainsi qualifiée. Ce sont ces genres d'accidents qui mettent en vie le texte et le rendent choquant. Parfois, les choses s'alignent et parfois, non.
AARON ZEGHERS : Shannon, qu'est-ce que ça fait de présenter un film qui est très personnel comme Lacuna ? Je travaille présentement sur un film qui porte sur ma propre famille et c'est un projet préoccupant alors que je vais me dévoiler publiquement, très sincèrement. Est-ce que c'est difficile de regarder ton film ?
SHANNON HARRIS : Non plus maintenant, mais la première fois que je l'ai présenté c'était intense. Mais, c'était aussi une façon de faire le deuil. Quand je l'ai montré à des amis, ils ont réagi fortement et d'une manière positive. Je ne sais pas si c'était une bonne ou une mauvaise expérience, mais c'était définitivement une expérience. Tu fais ce que tu peux avec ce que tu as.
PUBLIC : Shannon, d'où vous est venue l'idée de filmer avec un téléphone portable pour Terroir ?
SHANNON HARRIS : Je ne voyage pas beaucoup, mais un peu quand je fais du travail d'arpentage. J'ai habité partout au Canada, entre la Colombie Britannique, où j'ai grandi, Montréal, où je vis, et au nord de l'Ontario où j'ai travaillé. J'ai commencé à filmer avec le téléphone et à capturer des paysages. C'était simplement le fruit du hasard que d'arriver à capturer ce que j'ai filmé alors que je bougeais constamment. J'ai commencé à filmer parce que je collectionnais les messages vocaux laissés par ma famille, mes amis et mes proches ; juste à collectionner ces voix parce que je les aimais. Et le tout, ensemble, a créé quelque chose d'autre. C'est difficile à décrire puisque ce n'était pas un film planifié. C'est juste arrivé, et ça a fonctionné. J'ai utilisé un petit portable pourri Nokia : toutes les images son pixélisées à cause de la caméra du téléphone. Il n'y a pas de manipulation numérique.
PUBLIC : C'est efficace, d’avoir la voix et les images qui proviennent toutes du téléphone.
SHANNON HARRIS : Tous les sons proviennent aussi des messages. Il n'y a pas de sons provenant de sources externes. Teresa Connors a sorti sa baguette magique pour le montage sonore. C'est une compositrice et elle a travaillé uniquement avec le matériel brut provenant du téléphone. Le paysage sonore est une chose très importante comme dans tout le reste de mon travail.
PUBLIC : Une question pour Eduardo. Je n'ai bien compris le lien entre le concours d'orthographe et les images dans Fracas. Pourquoi les avez-vous montés ensemble ?
EDUARDO MENZ : C'est une drôle d'association. Pour moi, regarder ces images de personnes disparues a toujours été une fausse association ou une contradiction. Le mot "Disparu" avec une image d'un enfant heureux sont deux éléments qui m'ont toujours paru étranges et faux dans un sens. Ma réaction et mes actions vis-à-vis ce genre de représentations, qui se retrouvent toujours dans des lieux banals comme sur des panneaux d'affichage communautaires à côté de n'importe quelles autres choses, ont été de jouer avec cette contradiction. Je voulais travailler avec la contradiction entre le concours d'orthographe et les enfants disparus. Je souhaitais aussi étendre ce travail sur ce qu’on leur demande d'épeler, puis associer ceci avec la possibilité de leur disparition. Je voulais créer le plus de contradictions possibles pour mettre à jour les façons étranges de penser à ces enfants.
PUBLIC : C’est un drôle de phénomène que de procéder à l'eulogie de quelqu'un avant même que l'on sache ce qu'il lui est arrivé, dès que leurs belles photos sont données à la police...
EDUARDO MENZ : C'est aussi qu’on est programmé à sourire dans les photos, les enfants particulièrement. On ne leur dit jamais de ne pas sourire. Le film traite aussi de la mémoire, dans le sens que la photo est un souvenir en soi et le concours d'orthographe est un acte de mémorisation. Lors d'un concours d'orthographe, les enfants essayent de mémoriser les mots, les parents essayent de mémoriser leurs enfants et une troisième mémoire existe, celle du spectateur. Elle ou lui arrive à la fin de la vidéo et un nouveaux sens se dégage en lien avec les mots épelés qu'il vient tout juste d'entendre.
PUBLIC : Quels sont vos futurs projets, à vous tous ?
SHANNON HARRIS : Je commence deux projets et je viens tout récemment de terminer un film. Je vais filmer demain, je ne sais pas ce qu'il en ressortira.
EDUARDO MENZ : Bolex ?
SHANNON HARRIS : Oui et Super 8.
AARON ZEGHERS : Ça, c'est super !
EDUARDO MENZ : J'écris ou j'essaye d'écrire mon premier long-métrage. Une narration dramatique.
AARON ZEGHERS : J'ai toujours une panoplie de projets, parce que, comme je l'ai dit, j'aime tout faire en même temps. Je finis tout juste de travailler sur un plus grand projet qui porte sur mon père. Il était fermier au Manitoba et moi, j’ai grandi à la ferme maintenant fermée parce que je ne voulais pas la reprendre : j'aurai été un terrible fermier. Voici le projet super personnel que j'ai mentionné plus tôt. Cela a été très étrange de poser tout plein des questions personnelles existentielles à ma famille, sur eux et leurs vies. Un autre projet que j'ai entrepris est une triple projection Super 8 très expérimentale.
© Emma Roufs, traduction. 27 juin 2015
SHANNON HARRIS : Les séquences sous l'eau ont été tournées avec une Bolex dans une caisse. Une chose lourde et énorme ; je portais une combinaison afin de flotter.
PUBLIC : Ceci est plus un commentaire qu'une question... J'ai vu auparavant les films d’Eduardo et de Shannon. Je voulais souligner à quel point ils n'ont pas vieilli. Ils sont toujours aussi pertinents aujourd'hui qu'au moment de leur réalisation. Je pense que c'est un signe d'une grande force créatrice. En particulier votre film, Shannon, qui me touche d'autant plus cette fois-ci.
SHANNON HARRIS : Merci. J'ai une question pour toi Aaron. Travailles-tu avec du found footage en général?
AARON ZEGHERS : Une des raisons pour lesquelles j'adore réaliser des films est que je n'ai pas à faire seulement une chose : je peux faire ce que je veux quand je veux, ce qui est très libérateur, n'est-ce pas ? J'aurai probablement plus de succès si je faisais une seule chose à laquelle j'excellerai, mais j'apprécie trop faire ce que j'ai envie. Par contre, mes principaux modes d'expérimentation se font avec du 16mm. 11 Parking Lots... c'est un travail de captation et d’enregistrement original, un peu plus formel, et I See a Light est uniquement réalisé à partir de found footage. J’apprécie suivre des pistes qui m’intriguent, traiter chaque sujet avec une approche particulière, sans essayer d'unifier mon style.
PUBLIC : Est-ce que I See a Light est composé uniquement à l’aide d’images et de sons trouvés ?
AARON ZEGHERS : Oui, que du found footage. Quelques séquences ont été traitées expérimentalement en tirage optique à l’aide d’une tireuse optique 16mm à Winnipeg. D'autres, celles des nuages et celle de la grand-mère, ont été insérées numériquement : c'est une œuvre hybride. Puis, tout le son est extrait de vidéos sur Youtube, des gens décrivent leur expérience de mort imminente, et, au tout début, c'est un scientifique qui explique comment la mort était perçue avant l’avènement de la médecine moderne et de la technologie.
SHANNON HARRIS : Alors 11 Parking Lots ... pas de found footage ?
AARON ZEGHERS : Non, j'ai tourné le tout en une journée à Winnipeg, le jour du Souvenir, soit le 11 novembre 2013. Je pensais que ce serait la bonne journée pour filmer des parkings déserts, mais comme vous l'avez vu à la moitié du film, ce n'est pas si calme l'après-midi. Quelques centres commerciaux sont bondés, et je n'aurai jamais pu imaginé que cela arriverait ce jour-là.
EDUARDO MENZ : Dans I See a Light, on aurait dit que tu as filmé ces images sans objectif. Tu sais, "Voir la Lumière"…
AARON ZEGHERS : Oui, ce n'était pas la technique adoptée, mais c'était définitivement ce que j'essayais de recréer. Ou bien, j’essayais de représenter la description stéréotype de la lumière que donnent les gens quand ils vivent une expérience de mort imminente.
PUBLIC : Je suis de Winnipeg, alors ces images de parkings recouverts par cette neige me sont familières. Plus spécifiquement, il y a une lumière singulière dans les Prairies en hiver. En rétrospective, c'est intéressant de découvrir tous les détails que vous avez captés, consciemment ou non, surtout si vous l'avez filmé en une seule journée. Je me demande si, justement, c'était votre intention et à quel point vous portiez un attention particulière à la lumière : en tous cas, pour moi, ces éléments ressortaient vivement. Ces images m'ont fait frissonné et m'ont rappelé ces hivers froids.
SHANNON HARRIS : Il y a une importante notion de lieu dans ce film. C'est une notion artificielle, mais elle reste néanmoins très forte.
AARON ZEGHERS : Oui, j'ai hâte de voir ce film dans 20 ans. Ce sera probablement exactement pareil, connaissant Winnipeg ! Je ne sais pas si ce que j'ai capté, comme vous l'avez mentionné, était intentionnel, mais c'est très certainement présent. Un film tel que celui-ci est plaisant à réaliser pour un cinéaste, surtout quand on prend d'habitude tout très sérieusement. C'est agréable de sortir un jour et tourner un film en entier. Vous avez un plan et des lieux et vous le faîtes, puis vous voyez le résultat. C'était très étrange, un jour magique. Il faisait soleil au début de la journée puis nuageux, et finalement la neige a commencé à tomber quand nous étions en haut d'un stationnement étagé près du gigantesque musée des droits de la personnes qui est en cours de construction à Winnipeg, ce grand et ridicule bâtiment. Puis, le ciel s'est éclairci entièrement et la journée s'est terminée par un magnifique coucher de soleil. C'était l'idée au départ, d'essayer de capturer la nature qui dépasse nos attentes. Ça, c'est une chose que vous ne pouvez pas prévoir, mais je suis très heureux de la tournure que cela à pris.
EDUARDO MENZ : Donc tu avais déjà choisi tes lieux de tournage auparavant ?
AARON ZEGHERS : Pas vraiment. Je l'ai fait avec un jeune cinéaste, Nigel, qui a été assez gentil pour trainer avec moi cette gigantesque caméra : un garçon très bien. Nous n'avions pas vraiment une liste de lieux, mais plutôt un nombre de places en tête puisque Winnipeg est une très petite ville. J'étais à la recherche de parkings considérés comme des bâtiments historiques qui auraient été démolis ou qui auraient une certaine pertinence à mes yeux. Il y a une version élargie de ce film que je vais présenter à Winnipeg, et pendant la projection j’expliquerai en direct l'histoire de chaque lieu. Beaucoup d'entre eux ont une histoire qui a disparue. Donc nous n'avons pas cherché en amont ces lieux, mais ils sont très simples à trouver à Winnipeg. C'est une ville qui n'a aucun respect pour son histoire et qui n’est pas consciente de sa propre valeur. Dans de plus grandes villes, il y a parfois un sens démesuré de fierté et quand vous venez à Winnipeg, vous avez tendance à penser que tout est merdique, que tout le monde est nul et que tout le monde qui devient connu, comme Burton Cummings, doit être exclu : ce sont des trous du cul parce qu'ils ont réussi et nous non. Qu'ils aillent se faire foutre ! Voici en grande partie la mentalité des locaux à Winnipeg. Mais, il y a eu des choses produites là-bas très intéressantes, magnifiques et bizarres. Cependant, là encore, on les a constamment dénigrées, renfoncées. Des bâtiments sont détruits, démolis, et on ne retrouve pas de plaque commémorative ou un texte à leur propos qui serviraient de trace pour notre conscience collective et notre histoire. C'est pour cela que j'ai pensé que c'était important de faire ce film, dans ces lieux.
PUBLIC : En tant que winnipégois(e), je peux comprendre que nous sommes de nature à nous apitoyer sur notre sort. On dirait que les bâtiments tombés sont des dents manquantes de notre ville.
AARON ZEGHERS : Oui, c'est vrai. Évidemment, cela arrive ailleurs. James Benning aurait facilement pu filmer cela dans le sud de la Californie où il a filmé Ten Skies, mais il ne l'a pas fait parce que les gens en Californie ont plus d'estime de soi et choisissent de filmer le ciel plutôt que d'horrifiants parkings.
PUBLIC : Eduardo, je me demandais si l'Ère Pinochet au Chili est un thème que vous avez abordé auparavant dans votre travail ? Et, aussi, quel est votre ressenti par rapport à celle-ci, étant chilien ?
EDUARDO MENZ : J'ai fait un autre film, mais qui consistait plus en un projet de montage. Je l’ai présenté une seule fois. Ce film est le seul travail sur Pinochet que j'ai fait, et que je montre. Ma famille vient du Chili et, pour moi, c'est un film personnel qui est aussi politique. Je me souviens d'avoir grandi avec ces images télévisées, au milieu des années 1980, quand je n'étais qu'un jeune enfant en Alberta regardant la télévision satellite avec un groupe d'exilés chiliens dans un sous-sol, chez quelqu'un. On pouvait regarder les nouvelles rediffusées du Chili de cette époque. Plus tard, j'ai eu la chance de tomber sur une archive vidéo VHS d'enregistrements des nouvelles de cette période, appartenant à un gentleman âgé. Alors que je les passais en revue, je suis tombé sur deux images, présentes dans le film, et c'était comme un flashback. Je me suis dit "Oh mon dieu, j'ai les ai déjà vues !" A partir de là, j'ai commencé à faire des associations entre les deux femmes représentées parce que l'une est devenue très populaire en tant que Miss Univers en 1987 et l'autre en tant que victime brûlée en 1986, c'était à peu près pareil au final. J'ai juste ressenti que ces associations pouvaient être faites si les choses étaient déplacées. SHANNON HARRIS : C'est un coup de génie. A chaque fois que je le vois, c'est difficile à regarder. Dans ton travail, on est jamais sûr de ce que l'on voit et à un moment donné tout se révèle ce qui est en général désagréable, mais très puissant.
EDUARDO MENZ : C'est intéressant de voir que mes deux films présentés ce soir sont programmés ensemble parce qu’ils traitent de deux sujets très différents, mais au niveau formel ils se parlent. Le zoom révèle énormémement de choses dans les deux films.
AARON ZEGHERS : Est-ce que Fracas est tourné à partir d'images sur un moniteur ?
EDUARDO MENZ : Oui, les images se trouvaient sur un écran d'ordinateur et j'ai rajouté des effets qui, je l'espère, ne sont pas trop kitchs.
AARON ZEGHERS : Est-ce que ce processus de re-photographie est quelque chose que tu fais souvent ?
EDUARDO MENZ : J'aime travailler avec des moniteurs, je pense. Le moniteur en tant que média en soi est quelque chose qui m'intéresse. Un autre de mes films, un film entièrement narratif, on y trouve beaucoup de moniteurs. Le moniteur comme vecteur d'information est quelque chose qui m'attire.
SHANNON HARRIS : Quelque chose que je trouve intéressant après avoir vu Mujeres cette fois-ci était la relation entre le son, l'image et le texte, et comment ils se lient et se séparent par le zoom in et le zoom out : le texte en anglais et la narration sonore en espagnol. Cela m'a rappelé l'implication des États-Unis dans l'ascension de Pinochet au pouvoir. Pour moi, ce visionnement-ci me permet une nouvelle interprétation.
EDUARDO MENZ : Tout cela a fonctionné quasiment par chance, concernant le positionnement des mots tel que "beauty" ou "Miss Universe" sur les images d'une femme qui ne peut être ainsi qualifiée. Ce sont ces genres d'accidents qui mettent en vie le texte et le rendent choquant. Parfois, les choses s'alignent et parfois, non.
AARON ZEGHERS : Shannon, qu'est-ce que ça fait de présenter un film qui est très personnel comme Lacuna ? Je travaille présentement sur un film qui porte sur ma propre famille et c'est un projet préoccupant alors que je vais me dévoiler publiquement, très sincèrement. Est-ce que c'est difficile de regarder ton film ?
SHANNON HARRIS : Non plus maintenant, mais la première fois que je l'ai présenté c'était intense. Mais, c'était aussi une façon de faire le deuil. Quand je l'ai montré à des amis, ils ont réagi fortement et d'une manière positive. Je ne sais pas si c'était une bonne ou une mauvaise expérience, mais c'était définitivement une expérience. Tu fais ce que tu peux avec ce que tu as.
PUBLIC : Shannon, d'où vous est venue l'idée de filmer avec un téléphone portable pour Terroir ?
SHANNON HARRIS : Je ne voyage pas beaucoup, mais un peu quand je fais du travail d'arpentage. J'ai habité partout au Canada, entre la Colombie Britannique, où j'ai grandi, Montréal, où je vis, et au nord de l'Ontario où j'ai travaillé. J'ai commencé à filmer avec le téléphone et à capturer des paysages. C'était simplement le fruit du hasard que d'arriver à capturer ce que j'ai filmé alors que je bougeais constamment. J'ai commencé à filmer parce que je collectionnais les messages vocaux laissés par ma famille, mes amis et mes proches ; juste à collectionner ces voix parce que je les aimais. Et le tout, ensemble, a créé quelque chose d'autre. C'est difficile à décrire puisque ce n'était pas un film planifié. C'est juste arrivé, et ça a fonctionné. J'ai utilisé un petit portable pourri Nokia : toutes les images son pixélisées à cause de la caméra du téléphone. Il n'y a pas de manipulation numérique.
PUBLIC : C'est efficace, d’avoir la voix et les images qui proviennent toutes du téléphone.
SHANNON HARRIS : Tous les sons proviennent aussi des messages. Il n'y a pas de sons provenant de sources externes. Teresa Connors a sorti sa baguette magique pour le montage sonore. C'est une compositrice et elle a travaillé uniquement avec le matériel brut provenant du téléphone. Le paysage sonore est une chose très importante comme dans tout le reste de mon travail.
PUBLIC : Une question pour Eduardo. Je n'ai bien compris le lien entre le concours d'orthographe et les images dans Fracas. Pourquoi les avez-vous montés ensemble ?
EDUARDO MENZ : C'est une drôle d'association. Pour moi, regarder ces images de personnes disparues a toujours été une fausse association ou une contradiction. Le mot "Disparu" avec une image d'un enfant heureux sont deux éléments qui m'ont toujours paru étranges et faux dans un sens. Ma réaction et mes actions vis-à-vis ce genre de représentations, qui se retrouvent toujours dans des lieux banals comme sur des panneaux d'affichage communautaires à côté de n'importe quelles autres choses, ont été de jouer avec cette contradiction. Je voulais travailler avec la contradiction entre le concours d'orthographe et les enfants disparus. Je souhaitais aussi étendre ce travail sur ce qu’on leur demande d'épeler, puis associer ceci avec la possibilité de leur disparition. Je voulais créer le plus de contradictions possibles pour mettre à jour les façons étranges de penser à ces enfants.
PUBLIC : C’est un drôle de phénomène que de procéder à l'eulogie de quelqu'un avant même que l'on sache ce qu'il lui est arrivé, dès que leurs belles photos sont données à la police...
EDUARDO MENZ : C'est aussi qu’on est programmé à sourire dans les photos, les enfants particulièrement. On ne leur dit jamais de ne pas sourire. Le film traite aussi de la mémoire, dans le sens que la photo est un souvenir en soi et le concours d'orthographe est un acte de mémorisation. Lors d'un concours d'orthographe, les enfants essayent de mémoriser les mots, les parents essayent de mémoriser leurs enfants et une troisième mémoire existe, celle du spectateur. Elle ou lui arrive à la fin de la vidéo et un nouveaux sens se dégage en lien avec les mots épelés qu'il vient tout juste d'entendre.
PUBLIC : Quels sont vos futurs projets, à vous tous ?
SHANNON HARRIS : Je commence deux projets et je viens tout récemment de terminer un film. Je vais filmer demain, je ne sais pas ce qu'il en ressortira.
EDUARDO MENZ : Bolex ?
SHANNON HARRIS : Oui et Super 8.
AARON ZEGHERS : Ça, c'est super !
EDUARDO MENZ : J'écris ou j'essaye d'écrire mon premier long-métrage. Une narration dramatique.
AARON ZEGHERS : J'ai toujours une panoplie de projets, parce que, comme je l'ai dit, j'aime tout faire en même temps. Je finis tout juste de travailler sur un plus grand projet qui porte sur mon père. Il était fermier au Manitoba et moi, j’ai grandi à la ferme maintenant fermée parce que je ne voulais pas la reprendre : j'aurai été un terrible fermier. Voici le projet super personnel que j'ai mentionné plus tôt. Cela a été très étrange de poser tout plein des questions personnelles existentielles à ma famille, sur eux et leurs vies. Un autre projet que j'ai entrepris est une triple projection Super 8 très expérimentale.
© Emma Roufs, traduction. 27 juin 2015